La tristesse des Samouraï espagnols

12 Fév

Idéaliste ce Miro, très certainement idéaliste…

C’était une triste journée, pour ceux qui croient aux avancées de la justice, au progrès, dans une Europe démocratique éclairée. Hein ? Quoi ? Eclairée ? Bon, oui, c’est pour le moins exagéré (cf. les extrêmes-droites en Hollande, Hongrie, Suisse, Autriche, et euh… France) mais il y a un peu de lumières par ci par là. De ceux qui préfèrent penser ainsi dont je suis, la tendance actuelle est de nous qualifier d’idéalistes… [vous avez remarqué ça vous aussi ? Dès que vous tentez de défendre une idée un tant soit peu humaine, ouverte, « humaniste », paf : vous êtes un/une idéaliste – entendez : irréaliste. Ou « généreux/se » – parce que aujourd’hui parler de dignité revient à être généreux. Ça m’énerve…!]

Permettez-moi de vous emmener quelques instants en Espagne… Dans les rues de Madrid ce 8 février, manifestaient les tenants de la justice sociale pour tous. Ces idéalistes qui considèrent qu’il ne faut pas faire marche arrière, qu’il ne faut pas que les corrompus s’en sortent, que les criminels contre l’humanité vivent tranquillement. Ce 8 février, ils manifestaient parce que le juge Baltasar Garzon était condamné pour écoutes illégales pratiquées dans le cadre d’une énorme et scandaleuse affaire de corruption mouillant une sacrée bande de politiciens du Partido Popular, le PP de droite, qui compte en son sein certes des démocrates (tous les gens de droite ne sont pas des fumiers véreux, eh non) mais qui rassemble aussi toute la vieille garde franquiste et donc extrêmiste espagnole, auxquels – ne soyons pas chiches – on peut ajouter les hauts membres d’un clergé peu enclin aux idées républicaines, dont la tristement célèbre Opus Dei.
Donc, le juge Garzon a été condamné, par les 7 juges de la Cour suprême, à l’interdiction de l’exercice de ses fonctions, ce qui le met (pour l’instant) tout bonnement à la retraite – faut dire que la star mondiale des droits de l’homme s’est fait une foule d’ennemis en Hispanie, à droite et à gauche.

Ce qui surprend dans cette condamnation, c’est que dans cette affaire d’écoutes illégales (des rencontres entre les mis en examen en prison et leurs avocats de défense, enregistrements uniquement portés sur les malversations financières), c’est que si les droits de la défense ont été mis à mal, 1. les lois encadrant la durée des entretiens entre clients et avocats aussi, une permissivité exceptionnelle ayant été constatée 2. les instances supérieures auprès desquelles Garzon devait référer étaient informées de ces écoutes (au nombre de trois, elles n’ont pas moufté, ni entravé la procédure) 3. et c’est là le pire, les politiciens mis en examen pour corruption, contre lesquels un certain nombre de preuves accablantes ont été rassemblées, ne sont pour l’heure pas condamnés, certains ayant même recouvré et fêté leur liberté.

Le juge Baltasar Garzon sur le banc des accusés à la Cour suprême espagnole à Madrid le mois dernier. Ouais, ça pue tout ça… (aussi moche que ces manchettes -si ce n’était si grave)

En fait, non : le pire, c’est que le travail du juge Garzon subit un coup d’arrêt terrible – terrible pour la justice, au-delà du cadre strictement español.
Car outre la corruption politique, il enquêtait sur une affaire aussi, sinon plus importante : les crimes commis pendant la dictature franquiste, dont (à la louche) plus de 110 000 disparitions de civils. Il ne s’agit pas seulement des crimes de la guerre civile 1936-1939, mais de ceux commis pendant les années du régime, nuance de taille. Là aussi, le grand monsieur des droits de l’homme a donc dû interrompre son enquête, pour laquelle il fait l’objet d’une autre plainte.

Et cette plainte-là vient de deux associations d’extrême-droite espagnoles, pour le moins chatouillées, comme tous les nostalgiques du Caudillo, par les investigations du juge. Où il lui est reproché d’avoir enfreint la loi d’amnistie générale de 1977.

Alors que, comme le rappelle la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH)*, cette loi n’est pas au-dessus des conventions internationales portant sur les crimes contre l’humanité, que l’Espagne a ratifiées. Elle devrait donc être révoquée. C’est aussi ce que vient de rappeler l’ONU à l’Etat espagnol ce week-end, puisque cette disposition nationale contrevient aux lois internationales.
Et il serait grand temps ! Les idéalistes dont je suis (ironie) se réjouissent que l’ONU la ramène cette fois-ci (tout en sachant que ça peut rester lettre morte pendant très longtemps, car on n’est pas irréalistes, d’autant que l’Espagne, depuis le 20 novembre dernier, est à nouveau gouvernée par le PP). Car au grand dam de tous ces fascistes rouge et or (ce n’est pas une insulte inconséquente, pardon, ce vocable recouvre une réalité là-bas), c’est bien de ça dont il s’agit aujourd’hui : respecter la loi et solder enfin les comptes de la dictature espagnole, car on en est très loin.

Fait pour le moins notable et explicite, au sein de l’Académie Royale d’Histoire les historiens se déchirent actuellement sur les articles portant sur Franco et autres hauts personnages de sinistre mémoire : ces papiers n’ont pas été modifiés et demeurent… et bien, tels quels, suspects (sic). Par exemple, sur le dictateur, est conté sur un mode héroïque son parcours, et l’hagiographie s’achève sur l’idée qu’il a instauré « un régime autoritaire, mais pas totalitaire ».
Ce qui tombe sous le sens d’un côté des Pyrénées et ailleurs, est loin d’être une évidence chez tous les Ibères (clin d’œil personnel : j’ai pu moi-même le constater pas plus tard que la semaine dernière).

Pour 3 500 euros, achetez donc le dictionnaire biographique espagnol par l’Académie Royale… (ironie autoritaire mais pas totalitaire)

Et c’est bien ce qui m’attriste en tant qu’Européenne, Française républicaine inquiète des actualités « régionales » qui ne vont pas dans le bon sens (voir plus haut), et en tant qu’Espagnole dont l’histoire familiale est marquée de ces dramatiques dissensions entre deux camps : à travers la condamnation de ce juge qui avait réussi à pécho Pinochet en 98 (respect, rien que pour ça alors que la liste de ses hauts faits juridiques est longue), c’est la justice qui n’est pas prête de passer en Espagne. La loi d’amnistie de 77 était censée réconcilier ces camps espagnols : elle permit à la gauche de faire sortir des prisons tous les opposants politiques à Franco, (de libérer aussi quelques terroristes de l’ETA), mais aussi de laver les mains jamais inquiétées des bourreaux de la liberté d’expression, de pensée, de vie contraire à leurs intérêts, de la justice, en un mot de la démocratie quoi, qui ont sévi pendant quarante ans. Ceci pour permettre d’installer enfin cette démocratie (sérieusement inquiétée par le coup d’état de ces mêmes bourreaux le 23 février 81, mais qui s’est installée quand même).
Conclusion : contrairement à tous les crimes contre l’humanité, imprescriptibles, ceux du régime franquiste font toujours l’objet d’une omerta, qui, au vu de ces dernières actualités, n’a pas fini ni d’exercer son pouvoir, ni de diviser les Espagnols. Tant que la lumière ne sera pas faite sur les crimes du franquisme, tant que l’enseignement des livres scolaires franquistes ne sera pas totalement démonté (même au niveau de l’Académie Royale d’Histoire c’est pas acquis, ce qui est quand même stupéfiant), les mentalités ne risquent pas d’évoluer, ni les blessures de se refermer.

Pourquoi tout ce tintouin sur l’Espagne ? Pour les livres !

Vous allez me dire, « mais pourquoi toute cette explication sur ton blog culturel ? » J’y viens : d’abord parce que ça m’importe… Mais surtout parce qu’il y a, dans l’actu littéraire, énormément de romans made in Spain qui portent précisément sur la guerre civile et ces années noires qui durèrent jusqu’en 1975, date à laquelle mourut bien peinard ce b***** de Franco. Comme si les écrivains avaient pris la responsabilité, à défaut des classes politiques, de dire, d’exprimer ce que cela a été. Je ne recenserai pas tous les ouvrages que j’ai lus, en une seule année sur le sujet il y en a une bonne quinzaine. Je ne parlerai que du dernier, un polar fabuleux par ailleurs, et citerai brièvement quelques autres ouvrages marquants et très récents.

La tristesse du samouraï porte son action précisément entre 1941 et 1982. De la fin de la guerre, quand les petits seigneurs avaient tout pouvoir et que la peur était le lot commun, jusqu’après le coup d’état de 1981. Difficile d’en résumer l’histoire : disons que c’est un récit de guerre donc, de famille, de drames cachés, d’injustice criante, de vengeance, de bandits et de vies gâchées. Mais c’est un polar, car il y a, bien sûr, à la base de tout, un crime. C’est hyper bien foutu, bien construit, on ne voit rien venir et on y va d’autant plus, puis c’est, au-delà, extrêmement bien écrit. Si bien écrit par ce jeune Victor del Arbol que je trouverais réducteur de qualifier ce livre de polar, si je ne savais par ailleurs que le genre était vendeur. J’ajoute que si l’on était aussi idéaliste que ça, voilà qui ficherait un sacré coup au moral… tout en divertissant suprêmement.

Alucinante y grande Chaves Nogales!

A feu et à sang est, lui, un recueil de nouvelles, récits, témoignages écrits sur le vif par Manuel Chaves Nogales, écrivain sevillan qui mourut en 1944 en exil, fauché et brisé par ces années noires. Un héraut de la juste parole, journaliste et écrivain brillant qui fit le choix, pénible comme toujours parce que c’est le moins facile, de rester un homme libre. « Antifasciste et antirépublicain par tempérament », il relate avec autant de clarté, de style que de finesse, le désordre des Républicains, l’absence de vergogne du Tercio nationaliste, les profiteurs de tout poil… Bref, la guerre, dans toute son épouvantable vérité. C’est captivant, édifiant, bouleversant. Exceptionnel (mot pesé). Et rappelle comme il est vital de fuir tout dogmatisme, toute colère, et garder son sang-froid.

Bataille de chats, Madrid 1936, n’est pas encore sorti en librairie, donc je vous en reparlerai le moment venu (en mars). C’est le dernier livre de mon adoré Eduardo Mendoza, que les amateurs d’absurde, de polar, de drôlerie et d’intelligence suivent de livre en livre tout comme moi – à défaut, ils se mettront en quête pour commencer de La ville des prodiges, superbe roman (hors-sujet toutefois) paru il y a déjà (ouh la) trente ans mais qui se transmet de main en main, toujours autant.

Architecture des rêves d’amour perdus

Vous pouvez aussi porter votre intérêt sur le roman-fleuve (plus de sept cents pages) d’Antonio Muñoz-Molina, Dans la grande nuit des temps, où là encore, l’action se déroule en 36 à Madrid (mais aussi aux Etats-Unis) et où le regard historique et humain que porte un écrivain est plus digne de confiance et source de vérité que l’histoire officielle (je ne me remets pas de cette accablante discorde chez ces historiens royaux…). Regard auquel s’ajoute toute une réflexion sur la beauté absolument passionnante. Grande littérature.

Le sommeil du Caïman s’intéresse quant à lui particulièrement aux perdants de l’après-guerre. Entre l’exil canadien et le souvenir douloureux de l’Espagne, entre modernité morose et années 50 dangeureuses, une impensable possibilité de vengeance s’offre à ce vieux réceptionniste qui voit surgir, à l’accueil de l’hôtel où il travaille, l’homme qui lui a volé sa liberté, son amour, sa vie. Suspense brillant, écriture tranchante et percutante, chute effarante… Super génial.

Entre sommeil et rêve (brisé, réalisé ?)

Tout en rétablissant la vérité sur un pays bardé de clichés colportés par la propagande franquiste, Antonio Soler (homme absolument brillant et très élégant par ailleurs, parole d’intervieweuse) crée un récit haletant et rend au passage justice à ces désespérés exilés, comme à ceux qui sont restés.

Côté français, je renverrai, pour finir, à ce magnifique roman de Vincent Borel, trait d’union entre les deux nations. Il existe désormais en poche, s’intitule sobrement Antoine et Isabelle. Ma brève chronique à lire sur cette page.

Contre l’idéalisme béat et contre la répétition bête et méchante de la mauvaise histoire qui est la nôtre, je considère, comme le dit si bien Milan Kundera, que « l’ignorance est une faute ». Et que la littérature, aussi fictionnelle soit-elle, même chargée des événements tragico-historiques du XXe siècle, est le seul territoire où la vérité peut surgir, parce qu’elle seule permet la nuance, le doute, l’occupation de places qu’en tant que nous-mêmes, il nous serait impossible d’appréhender dans la vie courante, ou dans des circonstances plus tragiques, précisément. C’est là tout le talent des écrivains, ces samouraï des lumières, « tous les auteurs qui au fil des siècles ont fait avancer la conscience humaine contre les forces de l’ignorance et de l’obscurité », comme le dit si bien l’écrivain Pierre Bergounioux**. Voilà la nécessité de la création : nous permettre de mieux savoir d’où nous venons, pourquoi nous en sommes là. Et ce que nous pouvons, et devons changer. Même s’il y a des jours où les Samouraï sont tristes.

– La tristesse du samouraï, de Victor del Arbol, Actes Sud, 352 p., 22,50 euros.

– A feu et à sang, de Manuel Chaves Nogales, La Table Ronde, 250 p., 21 euros.

– Dans la grande nuit des temps, d’Antonio Muñoz Molina, Seuil, 768 p., 23 euros.

– Le sommeil du caïman, d’Antonio Soler, Albin Michel, 208 p., 16 euros.

– Bataille de chats, Madrid 1936, d’Eduardo Mendoza, Seuil, à venir sur le blog.

* Ici la Lettre ouverte au procureur d’Espagne adressée en 2010 par la FIDH.
** Entretien passionnant à lire sur
Télérama.

Ps. Et je ne vous ai pas parlé de cette épouvantable histoire : le trafic d’enfants pendant la dictature, où des nouveaux-nés étaient déclarés morts aux parents dont les valeurs ne correspondaient pas à la bien-pensance du régime… mais qui étaient remis en pleine forme à des couples « bien comme il faut ». A l’heure actuelle, la justice espagnole continue de ne pas donner suite aux nombreuses plaintes… Brève synthèse à lire ici : Les bébés volés du franquisme.

7 Réponses to “La tristesse des Samouraï espagnols”

  1. Carmadou février 12, 2012 à 16 h 37 min #

    Félicitations pour cet article d’une grande richesse, nous partageons en tout point votre analyse.
    Nous nous permettons de rajouter un titre qui traite de la période de transition après la mort de Franco jusqu’à la tentative de coup d’état du 23 février 1981. C’est « anatomie d’un instant » de Javier Cercas,.

  2. mademoiselledupetitbois février 12, 2012 à 16 h 52 min #

    Merci Carmadou ! (je me faisais la réflexion hier, en voyant vos posts, que décidément je me sentais beaucoup d’affinités avec vos partages…) et bien sûr : Javier Cercas ! C’est un très grand écrivain, j’ai beaucoup aimé tant « Anatomie d’un instant », où le coup d’état prend un sens qui, en France, n’est pas imaginable, que les fameux « Soldats de Salamine » sur la guerre civile (en revanche l’adaptation ciné est médiocre…). Ses chroniques dans El Pais semanal sont aussi excellentes, mais non traduites en français hélas. J’ai sous le coude « A la vitesse de la lumière », qui paraît-il est d’une grande qualité aussi.

  3. Mariposa février 12, 2012 à 20 h 39 min #

    Merci pour cet article et les références des ouvrages que tu présentes. C’est une période qui m’intéresse après avoir vécu un peu en Espagne et dont on parle peu. J’ai pris note des références et dès demain je vais essayer de trouver La tristeza del samurai à la bibliothèque publique (j’arrive pas à le réserver :( ) afin de le lire en espagnol.

    • mademoiselledupetitbois février 12, 2012 à 22 h 19 min #

      Bienvenue Mariposa ! C’est vrai qu’on en parle peu en France… En revanche les livres sont bien et abondamment traduits. Comme je suis « un peu spécialisée » sur la littérature hispanique, forcément (bien que je ne lise plus en espagnol que les journaux faute de temps) je finis par m’y entendre. Mais « plus on en sait moins on en sait », alors si tu as des pépites à me recommander : avec joie ! Et faudra me dire si La tristeza del samurai te ha gustado… Seguro que si. :-)

  4. abagendo juin 8, 2013 à 6 h 16 min #

    J’ai partagé cet article sur Facebook. Ça m’intéresse d’autant plus que j’habite en Espagne. Merci.

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